
Une proposition de loi républicaine veut empêcher les États américains de légiférer sur l’intelligence artificielle pendant dix ans. Le but est d’encourager l’innovation en réduisant les barrières, mais à quel prix ?
Aux États-Unis, comme dans l’Union européenne, le pouvoir réglementaire est fragmenté. Faute de loi fédérale sur l’intelligence artificielle, ce sont les États qui comblent le vide, chacun avec ses priorités. Cette situation, bien connue en matière de protection des données personnelles, crée un patchwork réglementaire jugé ingérable par les entreprises. Mais les Républicains tentent de geler les positions. Mi-mai, la Chambre des représentants a adopté une proposition de loi portée par des élus Républicains pour interdire aux États américains de légiférer sur l’IA pendant dix ans.
Une réponse à la fragmentation réglementaire
Aujourd’hui, les législations étatiques sur l’IA commencent à naître : certaines ciblent les deepfakes, d’autres les biais algorithmiques. La Californie avait essayer d’aller plus loin avec une loi plus ambitieuse et plus large, mais sans pouvoir aller au bout, comme je le présentais ici. L’absence de coordination entre ces initiatives crée une insécurité juridique croissante. Pour l’industrie, cette fragmentation menace la compétitivité américaine.
Mais elle ne veut pas pour autant d’une loi fédérale américaine, dans le style de l’AI Act europée. Sam Altman, le CEO d’OpenAI a même récemment déclaré que ce serait « désastreux » pour l’écosystème. De fait, les industriels rejettent à la fois l’AI Act européen et la montée en puissance des régulations étatiques qu’ils jugent incompatibles avec l’agilité nécessaire au progrès technologique.
Une décennie sans garde-fous ?
Pour les promoteurs du texte, ce moratoire permettrait donc de laisser sa chance à l’innovation. Il offrirait dix ans de liberté réglementaire pour développer des modèles d’IA sans contraintes étatiques. Un temps d’observation utile, disent-ils, pour mieux comprendre les risques avant de légiférer. Nous sommes en plein dans le dilemme de l’IA, cet équilibre que doivent trouver les gouvernements entre encourager l’innovation en IA et protéger contre les risques connus et ceux plus lointains.
Et justement, cette pause réglementaire arrive alors que de nombreux risques sont déjà bien documentés : atteintes à la protection des données personnelles, discrimination, manipulations informationnelles, violation de propriété intellectuelle… Certains textes permettent d’y répondre en partie, comme le RGPD en Europe pour la privacy, mais c’est insuffisant – d’autant qu’il n’existe pas de texte comparable aux États-Unis.
Plusieurs coalitions citoyennes et expertes ont appelé les élus à rejeter ce gel, rappelant que l’absence de cadre réglementaire ne protège ni les individus ni les institutions. L’argument selon lequel il faudrait « attendre que les risques deviennent plus concrets » est vu comme un prétexte à l’inaction. Je suis d’accord avec le besoin de réguler sans se précipiter, au risque de créer du mauvais droit et de freiner l’innovation sans même protéger efficacement. C’est d’autant plus vrai dans l’Union Européenne où nous avons enchainé les textes sur le numérique, au grand bonheur des consultants RGPD, sans même pouvoir les appliquer pleinement. Mais les États-Unis sont loin d’avoir sur-régulé dans la tech et n’ont pas le même niveau de protection, sur la protection des données personnelles par exemple.
Un enjeu stratégique
Derrière ce débat se dessine un clivage plus profond, le dilemme de l’IA que je mentionnais plus haut : faut-il freiner pour protéger, ou accélérer pour ne pas perdre la course ? Le texte s’inscrit dans une politique plus large impulsée par l’administration Trump, visant à faire des États-Unis le fer de lance d’une IA « sans entraves », en opposition à la Chine… et à Bruxelles. Une version modernisée du mantra move fast and break things.
Mais à force de vouloir écarter toute contrainte, l’Amérique pourrait aussi briser la confiance, pourtant essentielle à l’acceptation sociale de l’IA et, in fine, à son progrès.